Emmanuel Carrère, Kubrick, et le pénible travail de traduction

Henri Astier
3 min readNov 25, 2020

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Yoga, le dernier livre d’Emmanuel Carrère, est un récit autobiographique exceptionnel. Je finirai peut-être un jour par expliquer pourquoi dans un texte, mais en attendant je prends Yoga par un minuscule bout de lorgnette en me concentrant sur un court passage.

Vers la fin (p. 373) Carrère décrit l’impression que lui a faite le film The Shining — notamment la fameuse scène où Shelley Duvall découvre que Jack Nicholson, son écrivain de mari, ne s’est cloîtré dans une chambre pendant des mois que pour taper sur sa machine la même phrase, feuillet après feuillet: “All Work and no play makes Jack a dull boy.”

Cette scène est glaçante pour toute personne créative. “Le terrifiant mantra du Shining m’a accompagné toute ma vie. Je me suis plus d’une fois identifié à son lamentable héros,” écrit Carrère. Il n’est pas le seul: que dire d’un type qui reste assis à son clavier semaine après semaine sans pouvoir accoucher d’une simple critique de livre?

Carrère mentionne au passage que dans la version sous-titrée du Shining qu’il a vue, ce mantra a été traduit par cette phrase: “Travailler sans jouer à rien rend Jack triste gamin.” Ce n’est pas bien convaincant, ajoute-t-il, “mais je n’ai rien de mieux à proposer”.

En lisant ces lignes, je me suis remémoré l’exposition que le Design Museum de Londres a consacrée l’an dernier à Stanley Kubrick. Dans un des présentoirs figurait la machine à écrire utilisée par Nicholson, avec un des sinistres feuillets. Cela m’avait tellement frappé que j’ai pris des photos.

La notice révélait que Kubrick, dont le perfectionniste était légendaire, avait tenu à ce que les versions étrangères reflètent l’esprit de ce dicton.

Il avait cherché des équivalents dans diverses langues et filmé des plans de ces traductions à intercaler dans les versions doublées (et elles seules: comme Carrère je souviens que la V.O., que j’ai vue rue de la Huchette en 1980, portait bien le texte anglais.)

Le présentoir suggère que, tout comme le sous-titreur, Kubrick a éprouvé un certain embarras. Comment faire passer le caractère inquiétant et terriblement approprié de ce dicton familier? Pour le français, il a finalement retenu: “Un ‘Tiens’ vaut mieux que deux ‘Tu l’auras’.”

Je ne suis pas davantage convaincu par cette formule que par le sous-titre. Mais quoi qu’on pense de la phrase retenue pour la V.F., je note une chose intrigante: les lignes y sont tapées de façon inégale, avec des hésitations, comme si les mots avaient été martelés avec une frustration croissante et un souci maniaque de perfection dont l’original anglais ne porte pas la marque.

C’est comme si, alors que les traducteurs planchaient péniblement sur la phrase, Kubrick a eu une idée. Alors, en tant que scribouillard poussif moi-même, je me dis que le temps qu’on donne à la réflexion et la réécriture n’est pas toujours perdu.

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Henri Astier

London-based French journalist: BBC, The Critic, Time Literary Supplement, Persuasion, Contrepoints.