Qu’est-ce que la connerie?

Henri Astier
4 min readFeb 10, 2021

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C’est par un tweet de Nassim Nicholas Taleb que j’ai découvert The Basic Laws of Human Stupidity, écrit en 1976 par l’économiste italien Carlo Cipolla.

Comme le souligne Taleb dans un avant-propos à une réédition de cet opuscule, le lecteur se demande constamment si l’auteur est sérieux ou s’il s’agit d’une plaisanterie. Taleb conclut, en définitive, qu’il s’agit d’un livre profond qui feint la légèreté, et non l’inverse. Je suis d’accord.

La connerie est un sujet d’étude de longue date. On peut diviser les penseurs qui s’y sont attachés en deux écoles.

La première, que je qualifierais d’objectiviste, considère la connerie comme un objet aux contours définis. Le psychologue cognitif Amos Tversky disait s’intéresser à notre “bêtise naturelle”: l’esprit humain, selon lui, est sujet à des “biais” précis et observables. Qu’on accepte ou non les critères identifiés par Tversky, l’important est qu’il postule l’existence de critères fixes. On peut faire remonter ce type d’analyse à la notion platonicienne de doxa (croyance par essence crétine), que le philosophe opposait à l’épistémè (savoir par essence vrai).

Selon la seconde école, que l’on peut qualifier de relativiste, la connerie n’est pas une substance en soi. Elle échappe à toute tentative de définition dans absolu. Les auteurs d’un récent ouvrage collectif, Psychologie de la connerie, estiment que le con de X peut être le sage de Y: le con serait en réalité celui qui cherche à faire passer les autres pour des cons. Pierre Perret, auteur de la chanson On est toujours le con de quelqu’un, souscrit à ce point de vue.

L’originalité de Cipolla réside en son adoption d’une forme extrême d’objectivisme. “On est con de la même façon qu’on a les cheveux roux; on participe de la connerie comme on appartient à un groupe sanguin,” écrit-il.

La définition qu’il propose est axiomatique: est conne (“stupid”) toute personne qui agit au détriment d’autrui sans en tirer profit elle-même. À partir de là, il tire des conclusions lumineuses que j’engage chacun à découvrir.

J’insisterai simplement sur l’aspect le plus novateur de l’objectivisme de Cipolla. Son analyse repose sur l’idée qu’on peut situer toute action sur un plan parcouru par deux axes perpendiculaires.

L’axe horizontal mesure l’effet de l’action pour la personne qui en prend l’initiative: de très négatif (extrémité gauche) à très positif (extrémité droite), en passant par neutre au milieu; l’acte vertical mesure l’effet de cette même action pour autrui.

Cipolla distingue donc quatre catégories d’individus:

- les intelligents, qui agissent à la fois pour leur bien et pour celui des autres;

- les truands (“Bandits”), qui agissent pour leur propre bien et au détriment des autres;

- Les désespérés (“Helpless”), qui agissent au profit d’autrui mais à leur propre dépens;

- ceux dont les actions sont dommageables à eux-mêmes et aux autres: les cons (“Stupid”).

Ce qui frappe dans cette typologie est qu’elle laisse de côté la question de l’intention: seul compte de résultat de l’action.

Si je frappe un individu à terre et en ce faisant lui remet en place l’omoplate qu’il s’était délogée avant la rixe, mon action se situe dans le haut du tableau (catégorie “intelligent” ou “désespéré” selon que je profite ou non de mon coup de pied).

Il n’est bien entendu pas question de nier l’importance de l’intention pour la personne affectée: suivant que l’acte sera perçu comme bienveillant, malveillant ou fortuit, le degré de gratitude ou de rancune variera. Mais on est là dans le domaine affectif, et souvent spéculatif, des relations humaines.

Pour une taxonomie psychologique, le critère pertinent est non le sentiment qu’un acte suscite mais ses conséquences effectives. Même dans les interactions individuelles, l’intention compte de moins en moins, et le résultat de plus en plus, au fur et à mesure qu’elles se répètent. Le contact prolongé avec une personne nuisible, même bien intentionnée du type Gaston Lagaffe, use toutes les patiences.

L’optique objectiviste de Cipolla est reflétée par la terminologie qu’il emploie. Il aurait pu qualifier celui qui se sacrifie pour les autres d’altruiste, voire de saint. Mais à nouveau, ces désignations auraient pris en compte une intention qui doit rester hors-sujet. Un individu agissant à son propre détriment et au profit d’autrui n’est même pas une dupe: il ne faut pas lui ôter la responsabilité de l’acte dont il pâtit. Il est voué à une souffrance auto-infligée: il s’agit bien d’un cas désespéré.

La prise en compte du seul résultat comme critère est une avancée considérable dans l’étude de la connerie. Imaginons la situation suivante: un individu croit rendre service aux siens en agissant contre son propre intérêt — par exemple en privant un être cher de sa présence, qu’il estime odieuse, voire, de manière plus définitive, en mettant fin à ses jours; or ce sacrifice est partement vain: il ne fait qu’accroître la douleur de tous. Quelque pitié que notre malheureux peut inspirer, il découle clairement de l’axiome de Cipolla que c’est un con.

Une telle perspective ouvre également des pistes fécondes pour l’analyse du terrorisme moderne. Comme l’affirme l’auteur, l’imprévisibilité irrationnelle du con en fait le “type de personne le plus dangereux entre tous”.

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Henri Astier
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Written by Henri Astier

London-based French journalist: BBC, The Critic, Time Literary Supplement, Persuasion, Contrepoints.

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